“Vous Ne Pouvez Pas Tuer La Vérité. Vous Ne Pouvez Pas Tuer Ce Pour Quoi Nous Nous Battons” Jean Leopold Dominique

Montreal – Du 3 avril 2000 au 8 mai 2021, pouvons-nous dire que la qualité de vie des Haïtiens vivant en Haïti s’est améliorée?

Pouvons-nous dire que du 3 avril 2000 au 8 mai 2021, il y a eu de nombreux gouvernements corrompus partout dans le monde pendant cette période, certains ont été arrêtés et certains existent encore?

Pouvons-nous dire que du 3 avril 2000 au 8 mai 2021, justice a été rendue pour les meurtres de Jean Dominique et Jean-Claude Loussaint, qui était l’un des gardes du corps de Jean Dominique?

La réponse est assez simple: c’est non!

Depuis le 3 avril 2000, cela fait plus de 21 ans que la corruption, les meurtres d’innocents individus, d’enlèvement et d’une mauvaise qualité de vie guettent les habitants d’Haïti. On n’arrive pas à y croire que ça se passe encore même en date d’aujourd’hui. C’est insensé surtout quand un des plus grands journaliste a été abattu devant l’immeuble de sa station de radio et que ça serait une raison pour que l’histoire ne se répète plus…

Hélas, l’histoire ne fait que se répéter.

L’Agronome et le Journaliste

Avant que Jean Dominique ne soit un journaliste réputé, saviez-vous qu’il était agronome? En effet, il a étudié l’agriculture à l’École Agricole Haïtienne de Damien. Après ses études à l’École Agricole Haïtienne de Damien, il s’inscrit à l’Institut National Agronomique (INA) de Paris dans les années 50 pour poursuivre ses études en agronomie.

Après son séjour à Paris, il est retourné dans son pays natal et a travaillé comme agronome dans la vallée de l’Artibonite. En fait, la plupart des membres de ma famille sont originaires de cette même région.

Jean Dominique était désireux d’aider les agriculteurs à augmenter leur récolte et il souhaitait partager ses connaissances avec ses collègues agronomes et agriculteurs.

Copyright – Archives Radio Haiti

Il a peut-être grandi dans une famille aisée en Haïti, mais cela ne l’a pas empêché d’avoir un amour profond pour la campagne et un profond respect pour les hommes et les femmes vivant à la campagne.

Quand il travaillait aux côtés de l’agronome Edner Vil, qui a été tué sous le régime Duvalier parce que Vil se battait pour les droits des paysans et des agriculteurs.

Dominique a été arrêté, car quelques semaines avant son arrestation, son frère avait tenté de renverser le régime de Duvalier. Il a été en prison pendant 6 mois.

A sa sortie de prison, Dominique ne pouvait plus travailler comme agronome en raison de son affiliation avec Vil et son frère pour renverser le régime de Duvalier. C’est à ce moment-là qu’il a changé de carrière et est devenu journaliste.

L’homme de la Renaissance

Lorsque Dominique ne pouvait plus travailler comme agronome, il est devenu animateur de programmes et commentateur culturel à Radio Haïti. Radio Haïti a été la première radio indépendante du pays. C’était l’endroit idéal pour entendre une interview avec un universitaire, un écrivain ou un artiste.

En 1972, il achète la station hébergeant Radio Haïti et la rebaptise Radio Haiti-Inter. C’était le début d’une nouvelle ère dans le monde des médias haïtiens. Radio Haïti-Inter a été la première station de radio en Haïti à diffuser des analyses politiques, à mener des interviews et à partager une couverture d’enquête en créole haïtien. Ainsi, tous les Haïtiens pouvaient avoir accès à ce qui se passait réellement autour d’eux dans leur langue maternelle.

N’oublions pas qu’à cette époque et même au-delà, vous ne pouviez écouter que des émissions de radio en français. Donc, une station de radio rapportant des nouvelles et incluant des émissions de radio en créole était quelque chose d’assez grand. Et, n’oublions pas, c’était sous le régime de Jean-Claude Duvalier.

L’équipe de Radio Haïti-Inter a commencé à être de plus en plus audacieux dans ses reportages et ses éditoriaux en critiquant le régime de Duvalier 2.0.

Derrière chaque homme se cache une grande femme

Quand on parle de Jean Dominique, il faut aussi inclure Michèle Montas. Cette femme est incroyable et une vraie guerrière. Diplômé de l’Université Columbia de l’école de journalisme, ancienne porte-parole du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-Moon et codirectrice de Radio Haïti-Inter; elle est la définition ultime d’une supernova!

Son amour pour son mari et la passion qu’ils partagèrent pour dénoncer l’injustice et l’impunité étaient indéniables.

L’un des meilleurs cadeaux que Michèle nous a fait a été la possibilité d’écouter des centaines de fichiers audio d’interviews, d’éditoriaux et de reportages de Jean Dominique de son vivant. Ces fichiers ont été instillés dans la bibliothèque de livres rares et de manuscrits Rubenstein de l’Université Duke:

L’archiviste, Laura Rose Wagner, a travaillé très dur pour résoudre les problèmes techniques de rendre intelligibles les bandes anciennes et souvent endommagées. Nous pouvons maintenant revisiter les émissions, et entretiens historiques précédents avec Jean Dominique.

Tout cela à cause de Michèle Montas.

Elle n’a jamais abandonné Jean, malgré les nombreux moments effrayants qu’ils ont vécus. Il y a eu plusieurs attaques contre Radio-Haiti Inter dans les années 80 et 90. Le couple a dû vivre en exil à New York lorsqu’ils ont été forcés de fuir Haïti pour sauver leur vie.

Michèle n’a jamais abandonné Jean et Jean n’a jamais abandonné Michèle jusqu’à la fin.

Dominiquemania

Le 5 mars 1986, à l’aéroport Toussaint Louverture, près de 60 000 personnes ont accueilli Jean et Michèle. À première vue, vous auriez pensé qu’il était la plus grande rock star de la planète! Michael Jackson arrivait en Haïti. Jean Dominique était vraiment le Michael Jackson du journalisme haïtien.

Alors que Jean-Claude Duvalier a quitté Haïti dans son propre exil, Dominique est rentré chez lui à sa place. Des milliers de personnes l’ont accueilli à nouveau en scandant son nom et Radio Haïti-Inter était de retour sur les ondes.

Pendant cette période, Dominique a été l’un des premiers partisans du mouvement Lavalas qui représentait Jean-Bertrand Aristide. En 1990, Jean-Bertrand Aristide devient le nouveau président de la république, mais les militaires sous Raoul Cédras renversent le gouvernement d’Aristide en 1991. Pour la deuxième fois, Radio Haïti-Inter est attaquée et doit fermer. Dominique et Montas ont quitté Haïti et sont partis en exil une seconde fois.

Pendant son séjour à New York, Jean a développé une amitié avec le célèbre cinéaste Jonathan Demme. Ils ont commencé à travailler sur l’un des documentaires les plus poignants que j’ai vu de ma vie: L’agronome.

Copyright – New York Times

Jean est retourné en Haïti en 1995, mais la situation en Haïti ne s’était pas du tout améliorée. Il a concentré ses éditoriaux et ses reportages d’enquête sur la corruption qui avait lieu au sein du gouvernement au pouvoir à ce moment-là et aux actes criminels qui ravageaient le pays jour après jour. Lorsque vous vous attaquez à ces problèmes en tant que journaliste, malheureusement, ils s’accompagnent de menaces de mort et d’un certain nombre de nouveaux ennemis, selon le gouvernement au pouvoir à l’époque.

Est-ce qu’un réel changement arrivera?

Le 3 avril 2000, l’impensable s’est produit.

Jean Dominique et Jean-Claude Loussaint ont été assasinés.

Vous vous souvenez de l’une des questions avec lesquelles cet article a commencé; si justice a été rendue pour les meurtres de Jean Dominique et Jean-Claude Loussaint?

Jusqu’à aujourd’hui, le mystère plane toujours. Les auteurs de ces crimes haineux sont en liberté et la vie continue pour eux. Ils n’ont pas eu à faire face aux conséquences de leurs actes. Je me demande s’ils ont des remords. Quelle question un peu stupide que je me pose. Si c’était bien le cas, j’écrirais un paragraphe totalement différent de ce que vous venez de lire.

Cela n’a pas de sens que 21 ans plus tard, la même vieille histoire se répète toujours en Haïti : agriculteurs, journalistes, militants, fils, filles, prêtres, vous le dites, sont kidnappés, voire tués pourquoi?

Certains d’entre eux veulent un meilleur avenir pour eux-mêmes et leurs familles. Ils veulent être éduqués et suivre leurs cours sans craindre d’être tués. Ils veulent aller travailler et mettre de la nourriture sur la table pour leurs proches sans craindre d’être tués. Ils veulent partager leurs idéologies sans craindre d’être tués. Ils veulent vivre sans craindre d’être tués.

Mes parents et des milliers d’autres Haïtiens ont émigré au Canada pour quitter le régime de Duvalier dans les années 70. Une grande partie de la diaspora haïtienne était composée d’intellectuels comme feu George Anglade et son épouse Mireille Neptune. George Anglade était un chercheur très respectueux au Québec et Mireille était une auteure, une économiste et une guerrière intrépide pour les droits des femmes haïtiennes.

Leur amour pour Haïti était bien connu. Comme mes parents et de nombreux haïtiens résidant dans un autre pays que le leur, Haïti serait toujours leur chez-soi.

Dans l’autobiographie de leur fille (s’il vous plaît, vérifiez ceci. Je mettrai le lien à la fin de cet essai) Dominique Anglade a raconté l’histoire de la réaction de ses parents lorsqu’ils ont appris que Jean-Claude Duvalier quittait Haïti en 1986.

Photo: Marie-France Coallier – Le Devoir

Ses parents étaient sous le choc au début. Dans un style haïtien d’ailleurs. Cela signifie crier, comme dans mon cas, comme si je voyais une souris, puis danser comme si vous fêtiez une joyeuse nouvelle.

Comme Jean Dominique, ses parents ont décidé de rentrer un moment à la maison avec leurs deux jeunes enfants et ils ont probablement pensé que cette fois, nous resterons en Haïti et un changement positif viendra.

Pour la génération de nos parents et même la nôtre, voir qu’un changement n’est pas intervenu au XXIe siècle est une pure tragédie.

George, Mireille, Jean et Loussaint auraient le cœur brisé de voir l’atrocité et la misère auxquelles les Haïtiens sont confrontés en 2021.

Nous assistons à cette misère et pour revenir sur l’assassinat de Jean Dominique, pouvons-nous attendre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, du Comité pour la protection des journalistes, d’Amnesty International, de Reporters sans frontières et d’autres fondations de continuer à mener le bon combat pour la famille de Jean Dominique et héritage?

Je l’espère vraiment, mais je ne sais pas. Pour qu’un changement arrive, il faut que les gens changent et fonce vers la même direction. Je dois être un peu naïve pour croire que ça pourrait être possible.

En 1988, lors de mon premier et malheureusement mon dernier voyage en Haïti, ma tante nous a dit de mettre mon maillot de bain parce que nous allions à l’Artibonite. J’étais tellement excitée et vraiment, je rebondissais comme une fille typique de 5 ans avec des étoiles dans les yeux. Alors que nous marchions vers la rivière, ma tante m’a expliqué l’histoire de cette rivière. Je lui ai promis que je chérirais cette belle journée pour le reste de ma vie.

La Rivière de l’Artibonite

Quelques jours après les funérailles de Jean Dominique le 8 avril 2000, ses cendres ont été déversées dans l’Artibonite.

Les cendres de l’agronome pourraient continuer à nourrir chaque grain de riz atteint par la rivière” – Charles Suffrard de KOZEPEP .

Tout le monde a le droit d’avoir leur idéologie.

Tout le monde a le droit de connaître la vérité.

Je terminerai ce billet sur ces mots de Jean Dominique: ” La seule arme dont je dispose, c’est mon micro et ma foi inébranlable en tant que militant pour le changement, véritable changement “.

21 ans plus tard, le grain a fleuri comme le riz et les agriculteurs, les paysans, les militants, les enfants, les parents, les universitaires et les journalistes ont le droit d’avoir une vie décente sans craindre d’être tués.

Jean n’a pas attendu le changement.

Il faisait partie du changement.

Aujourd’hui, l’héritage de Jean Dominique est toujours aussi fort et son esprit combatif continue à inspirer les journalistes du monde entier à continuer de mener le bon combat.

Artibonite

https://repository.duke.edu/dc/radiohaiti

Dominique Anglade autobiography (in French) https://www.chapters.indigo.ca/en-ca/books/ce-québec-qui-mhabite/9782764814734-item.html?ikwsec=Books&ikwidx=0#algoliaQueryId=0d1cb1884cc764f79b1f50857ffa5c97

The Agronomist: https://www.amazon.com/Agronomist-Jean-Dominique/dp/B08176ZYGX

https://slate.com/culture/2017/05/jonathan-demme-s-love-of-haiti-and-his-documentary-the-agronomist.html

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